Je la vis relever la tête et m’observer. Ne voulant pas lui manquer de respect, je croisai son regard. Elle avait l’air surpris. Aussi surpris que moi quand j’avais réalisé qu’elle voulait bien me revoir. Pensait-elle à la même chose à ce moment-là ? Si c’était à cause de son mutisme, elle pouvait tout de suite être rassurée. Si c’était pour autre chose… je ne voyais pas en quoi elle pouvait penser que je ne voulais pas continuer à la fréquenter. Pour une fois que quelqu’un ne fuyait pas en ma présence, m’écoutait, me souriait sincèrement, je n’allais pas faire le difficile. Son téléphone à la main, Dezba détourna les yeux, soudain mal à l’aise. Qu’avais-je dit ? Qu’avais-je fait ?
« Alors là… j’en sais rien du tout. »
Elle ouvrit alors son carnet, écrivit quelques mots sur une nouvelle page. En fait, elle me redonnait son nom… et ajoutait son numéro de téléphone.
« Waaaaas ? fit Meyer estomaqué. Mais… mais pourquoi ? »
Je ne savais l’expliquer. Je n’imaginais pas qu’elle voudrait me donner son numéro de téléphone aussi vite. En fait, je ne pensais pas du tout qu’elle le ferait un jour. J’étais sous le choc. Rapidement, Dezba griffonna un mot sur le carnet puis elle se leva et fila. Au début, je crus qu’elle partait vraiment parce qu’elle paraissait très perturbée, puis je vis qu’elle avait écrit « Toilettes » et que ses affaires – dont le téléphone – étaient toujours là. La porte des sanitaires se refermait derrière elle au moment où je levai la tête. Les joueurs de cartes qui semblaient l’avoir suivie des yeux retournèrent à leur partie. Je regardai le carnet, visualisai encore une fois son nom et son numéro. C’était… très surprenant. Mais je pris conscience que je ne rêvais vraiment pas. Dezba appréciait ma présence, elle n’était nullement dérangée par ma personne, elle aimerait me revoir après ce soir.
« Quel veinard… railla Meyer mécontent. Si seulement tu réfléchissais deux secondes avant de te lancer là-dedans... »
Je l’ignorai, sortis mon téléphone portable. En faisant défiler le répertoire de contacts enregistrés, je constatai avec déception que les seuls numéros présents se résumaient au garagiste, au banquier, au propriétaire de l’appartement et autres protagonistes du même genre, des gens avec lesquels je ne me voyais pas échanger quelques blagues autour d’une bière. Avec autant d’angoisse que d’excitation, j’ajoutai Dezba dans la liste puis rangeai le téléphone dans ma poche. Après hésitation, j’attrapai le stylo et notai mon propre numéro en dessous du sien. J’ajoutai un « =) » à côté et posai le stylo.
- Elle n’a pas l’air bien ta copine, fit remarquer le barman en venant apporter les deux bières que j’avais demandé.
Un regard ennuyé vers lui et il retourna derrière son comptoir sans rien ajouter de plus. D’un geste las, je m’emparai d’une des bouteilles et bus quelques gorgées. Je me demandais si Dezba allait bien. J’espérais qu’elle n’était pas en train de tomber malade à cause du repas. Une minute passa. Sans vraiment faire attention, j’avais repris le stylo entre mes doigts et gribouillais sur le carnet. Posant mon menton sur la paume de ma main libre pour tenir ma tête, je me concentrai davantage sur mon dessin et rattrapai les vilains traits tracés distraitement. Je ne dessinais jamais et je n’avais aucune imagination. Mais là, visiblement, il fallait que je m’occupe et c’était la première chose qui semblait me distraire. Au bout d’un moment, un clavier de piano avait pris forme sur le papier blanc à carreaux. Ce n’était pas un beau dessin au vu de la grossièreté des traits mais au moins, on reconnaissait l’instrument. Sans savoir si je devais en être satisfait ou non, je reposai le stylo et fermai le carnet.
Dezba refit bientôt son apparition. Elle semblait en forme, tant mieux. En s’asseyant à côté de moi, elle me sourit. Sauf que c’était un sourire d’excuse. Rapidement, elle écrivit dans son carnet pour m’expliquer qu’elle avait passé une bonne soirée mais qu’elle devait s’en aller. Elle ne me révéla pas la raison mais je ne lui demandai rien. Elle commenta mon dessin qu’elle trouva très joli. Je ne savais pas si elle avait vu mon numéro inscrit au-dessus mais je remarquai que ses joues avaient légèrement rosi. Je me levai donc en même temps qu’elle. Elle patienta le temps que je paye la note et nous nous retrouvâmes dehors. Il faisait bon et le ciel étoilé ne présentait aucun nuage. Les au revoirs furent rapides. Peut-être n’aimait-elle pas quitter quelqu’un de cette façon. Mais je lui fis comprendre à mon air détendu que ça ne me dérangeait pas.
- Bonne nuit à toi aussi, répondis-je à son « bonne nuit » muet facilement déchiffrable sur ses lèvres.
Et elle s’éloigna. En rejoignant ma voiture, j’allumai une cigarette que je pris le temps de consommer, adossé à la portière conducteur. Je n’arrivais pas à savoir si je devais être satisfait de cette soirée. M’étais-je assez bien comporté ? Dezba avait-elle été déçue ou, au contraire, repartait-elle avec l’envie sincère de passer une autre soirée comme celle-ci ? Au fond de moi, je souhaitais vraiment revoir la demoiselle. C’était la première fois que je me sentais – presque – moi-même, que je n’avais pas besoin de me cacher.
« Ouais enfin… tu lui as pas dit que t’es un putain de psychopathe, déclara Meyer. Si elle savait, crois-moi qu’elle aurait beaucoup moins envie de t’approcher. »
Je toussai. La cigarette tomba par terre, illuminant un instant son point d’impact d’une petite gerbe d’étincelles rougeoyantes. Si elle savait...
[FIN]
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